Yasmina Khadra, La Dernière Nuit du Raïs, éd. Juilliard, 19 août 2015
Durant les dernières heures de sa vie, avant sa capture par des rebelles libyens, Kadhafi revient sur son existence, ses rapports avec les puissants de ce monde, l’intervention occidentale vouée à le destituer, et pose un regard criant d’actualité sur l’infiltration des rebelles par les djihadistes islamistes.
En bref : Kadhafi est terré dans une cache de fortune avec les quelques derniers généraux qui lui sont encore fidèles. Dans ce huis clos angoissant, il oscille entre flashbacks sur les grands moments de son existence, qui ont fait qu’il est devenu l’homme démesuré que l’on connaît aujourd’hui, constatations sans concessions sur les révolutions arabes naissantes, et réflexions sur l’avenir de la Libye quand il ne sera plus là pour elle.
Le « Père de la Révolution » que l’on glorifiait comme un dieu vivant il y a quelques mois encore, en est réduit à se cacher des siens pour espérer survivre. Sa déchéance est totale. Son temps est compté. Nous le savons, rétrospectivement, mais lui aussi. L’auto-analyse peut donc débuter.
Comment un peuple pour lequel il a tant fait, pour qui il a tant donné, peut-il s’avérer aussi ingrat et le rejeter si aveuglément, selon lui ? Florilège des délires mégalomanes qui se bousculent dans sa tête :
« Je ne suis pas un dictateur.
Je suis le vigile implacable ; la louve protégeant ses petits, les crocs plus grands que la gueule ; le tigre indomptable et jaloux qui urine sur les conventions internationales pour marquer son territoire. Je ne sais pas courber l’échine ou regarder par terre lorsqu’on me prend de haut. Je marche le nez en l’air, ma pleine lune en guise d’auréole, et je foule aux pieds les maîtres du monde et leurs vassaux.
On raconte que je suis mégalomane.
C’est faux. » (p. 88)« – Quelle image gardera-t-on de moi ? Celle du Guide ou celle d’un tyran ?
– Vous n’êtes pas un tyran. Vous avez fait exactement ce qu’il fallait. Il y a deux sortes de peuples. Le peuple qui fonctionne avec sa tête et le peuple qui marche à la trique. Le nôtre avait besoin du fouet. » (p. 164)« Grâce à moi, et à moi seul, le père de la révolution, l’enfant béni du clan de Ghous venu de son désert semer la quiétude dans les coeurs et dans les esprits.
J’étais Moïse descendant de la montagne, un livre vert en guise de tablette.
Tout me réussissait.
Les chantres du nationalisme arabe me glorifiaient à tue-tête, les leaders du tiers-monde me mangeaient dans la main, les présidents africains s’abreuvaient à la source de mes lèvres, les apprentis révolutionnaires me baisaient le front pour accéder à l’extase ; tous les enfants du monde libre se revendiquaient de moi. » (p. 173)
Mon avis : La Dernière Nuit du Raïs est un véritable tour de force pour Yasmina Khadra, qui parvient avec brio à s’insinuer dans la tête de l’un des dictateurs les plus complexes de l’Histoire. La personnalité de Kadhafi est si tortueuse, l’homme était si hors-norme, qu’il ne paraît pas évident, au premier abord, de s’attaquer à un tel monstre, surtout quand il est question de parler en son nom. Malgré tout, Yasmina Khadra réussit avec brio ce défi.
On reste scotché au roman, on ne peut s’empêcher de tourner les pages, d’avaler les chapitres, alternant réflexions sur sa vie et retours à la réalité du moment.
La Dernière Nuit du Raïs s’illustre également par la capacité de réflexion sur l’avenir de la Libye, qu’entrevoyait déjà Kadhafi au travers des poches révolutionnaires dangereusement infiltrées de fondamentalistes islamistes. Le leader craint pour sa vie, mais également pour le devenir de son pays florissant.
Voici quelques passages qui témoignent de l’avenir sombre qui attend la région, sorte de destin posthume qui fera suite à la funeste issue de son héros :
« Les rebelles se sont convertis en trafiquants d’armes. Ils fourguent notre arsenal à Aqmi et consorts. D’après les dernières informations, les escadrons des révolutionnaires que nous avons instruits, protégés, financés, nourris pendant des années sur notre sol sont en train de rallier les islamistes. » (p. 53)
« – Il a enregistré la scène sur son portable et il m’a montré comment le général a été tué. J’ai passé trois jours à vomir et trois nuit à hurler dans mon sommeil. J’en tremble encore… (Relevant brusquement la tête, il poursuit, blême.) Ce ne sont pas des êtres humains, Raïs. Rien qu’à les croiser sur mon chemin, j’avais la chair de poule. Ils se disent musulmans et c’est à peine s’ils laissent quelque chose aux démons. Ils tuent des gosses comme on écrase des mouches. Je n’ai rien vu de plus horrible que leur regard. On aurait dit qu’ils voyaient à travers la mort elle-même. » (p. 106-107)
La Dernière Nuit du Raïs est de ces romans qui vous marquent. Yasmina Khadra nous prouve une fois de plus que l’Histoire mérite que l’on s’y penche encore et toujours afin de mieux comprendre notre actualité. Ce roman est selon moi l’un des plus brillants de la rentrée littéraire 2015.
Ma note :
Merci aux éditions Julliard pour m’avoir permis de lire ce roman et de le chroniquer.
C’est ma lecture en cours. Le debut me parait un peu chaotique mais ça me fait plaisir de retrouver cet auteur! 🙂
Bonne lecture 🙂
Il était dans ma PAL, et depuis que j’ai lu ton avis hier, je l’en ai sorti… Je le commence juste mais je pense qu’il va me plaire!
J’espère que tu apprécieras 🙂
Il était le seul à pouvoir faire parler le Rais .
j’aime beaucoup khadra, et après avoir lu ton billet je ne peux résister; ça sera ma prochaine lecture. merci pour ce partage. 🙂
Bonne lecture !
Contente que tu aies craqué, j’espère qu’il te plaira !
Comment dire ? Critique qui donne plus qu’envie de découvrir le dernier Yasmina Khadra. C’est vrai que c’est un tour de force de se pencher sur ce personnage, en parlant la première personne du singulier. J’espère voir une interview de l’auteur au sujet de ce livre : ses motivations, ses difficultés, etc.
Merci à toi 🙂
Il me semble que Robert Laffont a mis en ligne des extraits des présentations des livres par leurs auteurs durant la présentation de la rentrée littéraire en juin. Tu devrais regarder sur leur chaîne YouTube. En tout cas je te le conseille vraiment 🙂